Ainsi commence Le Bouc, ou prĂ©cisĂ©ment, lâhistoire du bouc, dĂ©roulĂ©e linĂ©airement et chronologiquement sur 170 (si nous nous en tenons exclusivement Ă la narration des actions), et rĂ©partie en quatre chapitres dont les titres sont explicitement informatifs :
- Entre la vie et la mort
- Lâamour prĂ©coce
- Le VIĐ
- La rencontre divine
Seulement, du dĂ©but Ă la fin du rĂ©cit, il nâa jamais Ă©tĂ© question dâun bouc quelconque compris par vous et par moi comme le mĂąle de la chĂšvre, un animal ruminant dont je ne vous ferai pas un dessin.
En rĂ©alitĂ©, il sâagit essentiellement du rĂ©cit de la vie de KonĂ©, fils unique de Christopher et de Christelle.
Rien que ça ?
Quel intĂ©rĂȘt ?
Allait-on sâĂ©criĂ© si une note de lecture de Bouc sâen tenait uniquement Ă cette observation.
Seulement, il sâagit dâune vie trop courte (puisque KonĂ© sera emportĂ© dans la quinzaine par le VIĐ-Sida) ; dâune vie de dĂ©bauche et de vagabondage sexuel ; dâune vie jalonnĂ©e de dĂ©boires pour Christelle, qui perdra son mari trop tĂŽt et dans des conditions tragiques), jusquâĂ sa prise de conscience du sens de sa vie grĂące Ă sa rencontre avec le divin Ă travers les saintes Ă©critures de la Bible.
Ainsi, le lecteur se rend vite compte que dans le contexte de ce rĂ©cit, qui se polarise essentiellement sur KonĂ©, les autres personnages, Ă la limite ne jouent que des rĂŽles secondaires, la vie de KonĂ©, durant sa courte existence rĂ©pond Ă lâimage que reflĂšte le Bouc par rapport Ă ses comportements sexuels : il ne se maĂźtrise pas, il est plutĂŽt soumis Ă ses pulsions sexuelles. Traiter quelquâun de bouc nâest pas un compliment, du moins dans lâespace Guin âMina et Adja-Tado auquel jâappartiens. Contrairement au « coq » qui connote, une fiertĂ©, une maniĂšre dâĂȘtre du mĂąle dominateur. Un « GbogboĂš Atrikui, » enclin Ă lâinceste, nâest nullement une rĂ©fĂ©rence positive comme pourrait lâĂȘtre un Don juan par exemple. Câest de lâinsulte. Sans oublier son odeur trĂšs forte (une puanteur) qui signale sa prĂ©sence de loin. Le bouc symbolise donc un ostracisme total dont la rĂ©intĂ©gration du corps social au corps social est conditionnĂ©e par sa castration qui met fin Ă sa forte odeur, (ou plutĂŽt lâattĂ©nue), sans nĂ©cessairement discipliner son comportement.
Ce faisant, lâauteur assimile son personnage Ă un animal, le bouc (au sens le plus trivial de la perception quâon pourrait avoir de cet animal). Ce qui induit que lâune des intentions, (si ce ne sont pas des obsessions) de Robert DUSSEY serait didactique.
Lâhumain doit pouvoir dominer ses pulsions et se discipliner. Le Bouc pourrait Ă cet effet ĂȘtre lu comme une critique sociale qui interpelle non seulement les parents quant Ă la bonne Ă©ducation de leur enfant (on note un certain laxisme chez Christelle dans lâĂ©ducation de son fils unique KonĂ©, parce que, orphelin, elle voudrait le mĂ©nager), mais aussi tous les partenaires de lâĂ©ducation qui avaient, Ă un moment donnĂ©, dĂ©missionnĂ© devant leur responsabilitĂ©. Dâailleurs, le prĂ©sident de lâassociation des parents dâĂ©lĂšves du collĂšge de KonĂ© a reconnu leur part de responsabilitĂ© suite au malaise instaurĂ© dans le collĂšge lorsque des cas de tuberculose ont Ă©tĂ© cliniquement dĂ©pistĂ©s dans lâĂ©tablissement.
Le roman pourrait aussi ĂȘtre lu comme une tentative de rĂ©ponse Ă la question du Mal. Ainsi, comme dans La Peste de Camus, la maladie se dĂ©cline parfois comme la manifestation du Mal dont lâhomme est parfois lâauteur, parfois la victime. Toutefois la chute de lâhomme, son renvoi de lâEden consĂ©cutif au pĂ©chĂ© quâil a commis ne serait pas irrĂ©versible, le rachat est possible par la piĂ©tĂ©, condition nĂ©cessaire et suffisante du salut. DĂšs lors, le mal biologique, par la modulation du thĂšme, prend une amplitude mĂ©taphysique. Cela rappelle lâanalogie assimilatrice faite par les anciens Grecs entre les paronymes « soma » (le corps) et « sama » (la prison). En effet, selon cette conception que les kabbalistes Ă©tudient dans leur parcours initiatique, la chute de lâĂąme dans le corps correspond certes Ă une rĂ©gression sur tous les plans et expose lâhomme aux vices : ici la luxure qui rĂšgne dans le milieu scolaire et dont KonĂ© en est la victime principale. Innocent ou coupable ? se demanderait-on. Rappelons tout de mĂȘme quâĂ sa venue au monde, au regard de la sĂ©rie de malheurs qui sâen est suivie, « les sages de la ville, attachĂ©s aux symboles et Ă la tradition dont ils dĂ©tenaient seuls le secret, Ă©taient dĂ©jĂ pessimistes quant Ă lâavenir de cet enfant, parce quâĂ sa naissance il a Ă©tĂ© question de la visite inopinĂ©e des oiseaux sorciers bien identifiĂ©s qui avaient rodĂ© nuitamment dans les alentours » (p.29). On est en pleine conception du monde fondĂ©e sur la capacitĂ© de percevoir le surnaturel dans le naturel. Certains parleront des religions ou croyances endogĂšnes.
Or, sâil est possible Ă tout homme de se dĂ©faire de la prison par la lâexercice de la raison et la pratique la vertu, celui-ci (KonĂ©) est-il capable dâaller contre la volontĂ© des dieux ? On pourrait rĂ©pondre que câest en toute conscience et en toute volontĂ© quâil a, en moins de trois ans et Ă moins de quinze ans dâĂąge forniquer avec Bella, Christine, RĂ©gine, Lucie, Kadi, Florentine, Alice, Akissi, sans compter les coups isolĂ©s dâun soir. On comprend dâailleurs que KonĂ© porte avec fiertĂ© son surnom de « Doyen » Ă lui attribuĂ© par ses congĂ©nĂšres. Dans cette logique sa fin tragique et prĂ©maturĂ©e serait de lâordre de la fatalitĂ©, peut-ĂȘtreâŠ
Mais Robert DUSSEY qui nâattend pas nous simplifier la rĂ©flexion va nous introduire sur un autre champ : celui du christianisme. Aussi, le dernier chapitre du roman, « La rencontre divine » est-il structurĂ© par les Ă©changes entre Christelle et le Pasteur. Ce chapitre se prĂ©sente comme un affrontement, un conflit idĂ©ologique qui connaitra son point dâinflexion, son paroxysme, par la rĂ©volte de Christelle face Ă une certaine mauvaise foi de Dieu, qui rappelle lâempoignade verbale entre le Docteur Rieux et le PĂšre Paneloux dans La Peste face Ă lâagonie dâun enfant malade de la peste. Lâhomme de Dieu justifiant lâĂ©pidĂ©mie comme une sanction divine pour les pĂ©chĂ©s des hommes.
« Car moi, lâĂternel ton Dieu, je suis un Dieu jaloux qui punit l’iniquitĂ© des pĂšres sur les enfants jusqu’Ă la troisiĂšme et la quatriĂšme gĂ©nĂ©ration de ceux qui me haĂŻssent ». Exode 20.5
Seulement, ici, contrairement au roman de Camus, lâhomme de Dieu a rĂ©ussi Ă convaincre Christelle qui « est dĂ©sormais dĂ©livrĂ©e de sa rĂ©bellion contre Dieu »
Par ailleurs le lecteur du Bouc, Ă la lecture du dernier chapitre ne peut sâempĂȘcher de sâinterroger sur les convictions religieuses de lâauteur. En effet, une lecture facile du roman, victime des Ă©lans du christianisme qui saturent lâargumentaire du Pasteur pourrait vite conclure quâil sâagit dâune profession de foi de lâauteur qui se rappelle ses cours de ThĂ©ologie fondamentale et de ThĂ©ologie dogmatique au sĂ©minaire. Une sorte de Cahier dâun retour au pays natal. Et pourtant, on est vite dĂ©menti puisque lâextrait du premier chapitre lu Ă lâouverture de mes propos, qui dans lâordre des principes de la narration relĂšverait de lâanachronie narrative, induit que KonĂ© est un personnage prĂ©destinĂ© comme dans les tragĂ©dies classiques et dans les religions dites endogĂšnes : les signes (ou les prĂ©sages ) de la nature qui annoncent sa naissances, les diffĂ©rents obstacles qui vont jalonnĂ©s le processus de son accouchement ( je vous laisse les dĂ©couvrir) et qui vont culminer Ă la mort tragique de sa tante, Joliota, la petite sĆur de son pĂšre, le dĂ©cĂšs de son pĂšre par noyadeâŠ
Autant dâannonces que viendra confirmer la vie de dĂ©bauche de KonĂ© et qui va le conduire Ă la mort. Ce qui ne rĂ©pond pas toujours aux normes du Christianisme. MĂȘme sâil est vrai que le recours aux thĂšses du jansĂ©nisme pourrait nous autoriser Ă supposer que KonĂ© est un chrĂ©tien Ă qui la grĂące a manquĂ©, comme Sartre le disait de PhĂšdre. Cela relĂšve dâun autre dĂ©bat.
En somme, le traitement du personnage de KonĂ©, sur le plan idĂ©ologique Ă©chappe au prisme rĂ©ducteur des canons dâune religion spĂ©cifique. Certains pourraient convoquer un quelconque syncrĂ©tisme religieux. Libre Ă eux. Cela nâenlĂšvera rien Ă la qualitĂ© littĂ©raire du Bouc, plutĂŽt sĂ©duisant (mĂȘme si le bouc est rĂ©pugnant dans la rĂ©alitĂ©) : un rĂ©cit linĂ©aire Ă focalisation zĂ©ro par un narrateur omniscient qui facilite la comprĂ©hension des sĂ©quences dans lâordre chronologique ; un style simple qui correspond au niveau supposĂ© des personnages, rendant par lĂ les faits « rĂ©alistes », mĂȘme si au niveau du lexique quelques mots savants arrivent Ă dĂ©jouer lâattention de lâauteur, trahissant sa formation universitaire ; le recours aux techniques dâattente qui mettent le lecteur en haleine, etc.
Finalement, pour moi, Le Bouc est un roman de maturitĂ© littĂ©raire de Robert DUSSEY en texte de fiction. Lâessayiste nâa plus rien Ă dĂ©montrer. Le Bouc fait Ă©cho Ă La Vie sans vie, son premier roman paru en 2000 qui reprend le thĂšme de son premier ouvrage, LâAfrique face au Sida, publiĂ© en 1996.
Mais si les prĂ©occupations de lâauteur nâont pas variĂ© (comment lutter efficacement contre le mal que symbolise le VIH-Sida ?), sa vision nâest pas pour autant dĂ©sespĂ©rante. Câest pourquoi Le Bouc finit sur une note dâespoir : lecture de la page 177.
Le Bouc serait-il une réécriture actualisée de La vie sans vie ?
Guy K. MISSODEY
Prof. de Lettres, Critique littéraire