Par Professeur Robert DUSSEY
Ministre des Affaires étrangères, de l’Intégration africaine et des Togolais de l’Extérieur, Togo
Négociateur en Chef du Groupe ACP pour le post-Cotonou
Introduction
La pandémie du coronavirus nous interpelle et nous rappelle la triste et affligeante expérience humaine des pandémies : la peste d’Athènes qui a retenu l’attention de Thucydide dans son livre Histoire de la guerre de Péloponnèse a fait des dizaines de milliers de morts dans la Grèce antique de 430 à 426 avant Jésus Christ ; la peste antonine ou la « peste galénique » qui a frappé l’Empire romain sous le règne de Marc Aurèle et de Commode entre 165 et 190 a fait des millions de morts ; la peste de justinien a fait entre 541 et 767 de notre ère 25 millions de morts ; la peste noire de 1347 à 1353 a tué entre 75 et 200 millions de personnes à l’échelle mondiale, décimant près de la moitié de la population européenne ; la fièvre jaune formellement identifiée en 1648 sur le continent américain (Guadeloupe et Yucatan) a été l’une des maladies les plus mortelles ; la grande peste de Londres de 1665 à 1666 a fait entre 75000 et 100000 morts ; les ravages des différentes vagues du choléra sont connus ; la grippe espagnole de 1918 à 1919 a fait 50 millions de morts ; la grippe asiatique de 1956 (H2N2), 2 millions de décès ; la grippe de Hong Kong, 1 million de morts de 1968 à 1969 ; le VIH SIDA, plus de 36 millions de morts et il continue d’en faire ; 1,5 million de personnes sont mortes de tuberculose en 2018 dans le monde.
Le covid-19, avec ses dégâts humains et autres implications dramatiques, marquera longtemps le monde et chaque conscience humaine. La crise qu’elle a induite a bloqué le monde devenu, selon les mots du sociologue allemand Ulrich Beck, un monde du risque. Le risque est grand et commande à l’action : « L’émergence de risques globaux partagés par tous les habitants de la planète et qui sont en eux-mêmes des catastrophes [oblige] à réagir ». Les ripostes au covid-19 ont mobilisé des moyens humains, logistiques, financiers, économiques et les solidarités nationales. Contre toute attente, l’on assiste, pour l’occasion au grand retour de l’État social et les gouvernements ne manquent pas d’imagination en matière d’innovation sociale et de politiques publiques. La crise sanitaire mondiale de covid-19 a remis à l’ordre du jour la question du modèle de société que nous voulons et nous oblige à une méditation non complaisante sur les socles motivationnels de nos choix économiques et politiques de développement. La crise aura, sans conteste, des implications pour le monde post-coronavirus, l’avenir du monde, de nos continents et de nos pays. Il s’agit, pour nous humains, d’une exhortation à aller vers un nouvel ordre mondial plus humaniste pour redonner espoir au monde.
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La force de l’histoire, qu’elle soit ancienne, récente ou en train de se faire, c’est qu’elle apprend à mieux voir. Friedrich Hegel, dans son ouvrage Leçons sur la philosophie de l’histoire, estime qu’« on recommande aux rois, aux hommes d’État, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer ». Aldous Huxley reprend à son compte le diagnostic hégélien et affirme dans Collected essays que « le fait que les hommes tirent peu de profit des leçons de l’histoire est la leçon la plus importante que l’Histoire nous enseigne ». Ce diagnostic sévère établi par les deux penseurs, voire excessif parce que les hommes ne sont pas tous des amnésiques et qu’il y a des hommes d’État, des gouvernements et des hommes de bonne volonté qui savent se laisser instruire par l’histoire, doit cependant pousser notre monde actuel à revoir son rapport à l’Histoire puisque l’intelligence du passé est indispensable dans l’invention de l’avenir. La particularité de l’histoire dans le cadre de la pandémie du coronavirus est qu’elle est histoire présente, histoire en train de se faire, qui participe de l’Histoire universelle au sens hégélien du terme qui subsume sous son procès les trois dimensions de la temporalité que sont le passé, le présent et le futur.
Il s’agit pour notre monde de tirer des leçons de l’histoire actuelle de l’humanité pour bâtir un monde post-covid-19 plus résilient et humaniste. Chaque pays fera certainement au bon moment son bilan du coronavirus et tirera à l’échelle nationale des enseignements pour l’avenir. Mais, à l’échelle humaine ou mondiale, il est utile de tirer quelques leçons de la pandémie du coronavirus.
Première leçon :
Dès l’Antiquité, Protagoras affirmait déjà que l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont et de celles qui ne sont pas. L’homme doit demeurer la fin du développement. Nous devons apprendre à replacer l’humain au cœur des préoccupations mondiales en commençant par l’humain lui-même. L’exhortation socratique « Connais-toi toi-même » gravée au fronton du temple de Delphes reste d’actualité et interpelle chaque personne humaine comme un impératif catégorique. Qui sommes-nous ? Des êtres raisonnables. L’être humain est une fin en soi et doit le rester. « Les êtres raisonnables sont tous sujets de la loi selon laquelle chacun d’eux ne doit jamais se traiter comme moyens, mais toujours en même temps comme des fins en soi » (Kant). Kant refuse l’aliénation de soi par soi pour un quelconque motif relevant des inclinations du monde des phénomènes, mais aussi et surtout récuse l’aliénation de tout être humain « qui est supérieur à tout prix », « n’admet pas d’équivalent », « qui a une dignité ». Dire que l’être humain n’admet pas d’équivalent et qu’il a une dignité, c’est dire qu’il appartient au domaine des noumènes qui échappe aux déterminations empiriques. Les êtres humains ont une valeur intrinsèque et absolue du seul fait qu’ils sont humains (Ricœur). Le monde doit donc apprendre à replacer l’humain au centre de ses préoccupations en gardant constamment à l’esprit la primauté de l’humain sur toute autre considération, qu’elle soit économique, financière, politique ou géopolitique. Le monde doit retrouver le sens de la dignité humaine et la promouvoir. Le coronavirus nous oblige à changer de modèle de développement et à travailler à replacer l’homme et les exigences liées à sa dignité au centre de nos préoccupations.
Deuxième leçon :
Nous devons retenir à l’échelle humaine que l’incertitude liée à l’avenir et au devenir historique des sociétés humaines est plus grande que la certitude liée au présent. En l’espace de quelques mois, notre monde de plus en plus sûr de lui-même, de ses avancées scientifiques et de leurs applications technologiques ainsi que de ses forces agissantes a repris conscience de son étonnante vulnérabilité. Le monde est vulnérable et il ne s’agit pas d’une simple vue de l’esprit. Il s’agit d’une vulnérabilité liée non seulement à la fragilité de l’expérience existentielle de l’homme mais aussi à la civilisation moderne aux prémices idéologiques très « discutables ». La vulnérabilité mise à jour par la pandémie du covid-19 est une vulnérabilité à l’échelle humaine dont la manifestation prend diverses formes parce que l’humanité elle-même est diverse. Nos sociétés, États ou continents n’ont pas la même résilience ni les mêmes moyens dans la lutte contre la pandémie.
Troisième leçon :
les inégalités sociales et mondiales constituent des dangers et des défis pour le monde. On peut se poser la question, selon les mots de l’économiste et philosophe Amartya Sen : « inégalité de quoi ? » Mais ce qui est sûr, c’est que le monde est inégal aussi bien à l’échelle des pays qu’à l’échelle mondiale et il y a ce que Joseph Stiglitz a appelé « le prix de l’inégalité ». Les citoyens et les États les moins nantis payent le prix des inégalités. La riposte mondiale contre le covid-19 est à l’épreuve des inégalités dans plusieurs régions du monde. Nous devons travailler à l’atténuation des inégalités à l’échelle des pays et à l’échelle mondiale. Pour l’atténuation des inégalités à l’échelle des États, John Rawls préconise la redistribution des ressources en direction des citoyens les plus défavorisés. Amartya Sen juge utile le renforcement des capabilités des agents en mettant, entre autres, l’accent sur l’importance de la santé, de l’éducation et des libertés positives. Les mesures nationales en allant dans la logique d’atténuation des inégalités peuvent être soutenues et compléter à l’échelle mondiale par des mesures de politiques globales sous la bannière des Nations unies.
Quatrième leçon :
Les modèles économiques que nous choisissons doivent être en cohérence avec les valeurs de la société et du monde que nous voulons habiter. Notre monde est certainement malade d’une vision non suffisamment sociale, politique et écologique de l’économie. En sortant du contrôle social, ce que Karl Polanyi a appelé le « désencastrement » dans son livre de référence La Grande Transformation, l’économie a certes gagné en liberté, mais elle joue moins aujourd’hui son rôle humain. Il nous faut une économie socialement et humainement responsable, ou mieux, une économie à visage humain, qui ne voit pas dans la société et le monde de simples instruments à son service. Nos choix économiques doivent être en phase avec le modèle de société que nous voulons. Nous ne pouvons plus continuer de faire la même chose sur le plan économique dans un monde que nous voulons durable en regardant uniquement le PIB et les chiffres de la croissance. Nous devons rompre avec une vision consommatrice de la société.
Cinquième leçon :
L’homme, le social, l’économique et l’écologique sont intimement liés. Cette vérité est connue de tous et pourtant le monde peine à s’y plier. Traditionnellement on place la santé dans la sphère du social. La crise sanitaire actuelle due au coronavirus fait peser sur le monde l’une des pires crises économiques des temps modernes. Si nous ne sortions pas vite de la crise du covid-19, la crise économique qu’elle finira par infliger au monde risque de mettre à l’épreuve la riposte contre le mal. S’agissant du volet écologique, sa relation avec santé humaine est évidente. L’homme est un élément du tout cosmique et son existence porte les stigmates des déchirures écologiques. Le changement climatique et son cortège de conséquences font peser sur le monde une épée de Damoclès. L’opinion publique internationale est largement convaincue aujourd’hui que le covid-19 est d’origine animale et environnementale. La santé et le climat font partie des premières préoccupations prioritaires de nos sociétés et du monde. Le lien entre l’écologique et l’économique est bien connu.
Sixième leçon :
Nous avons l’obligation de nous réconcilier vite avec la nature. Il nous faut réapprendre dans un avenir proche à respecter des grands équilibres de la nature. On ne réconcilie que ce qui a été ensemble, des entités faisant monde ensemble autrefois et qui peinent après à faire cause commune. Disons crûment les choses : nous sommes actuellement dans une situation d’inconfort et d’auto-corruption avancée qu’il faut arrêter. L’abîme entre notre planète et l’humanité est saisissant. Nous avons dépassé les limites du raisonnable et il nous faut en toute lucidité changer de cap. Nous n’avons pas de choix à faire entre le suicide collectif et l’urgence de changer de perspectives, entre le biocide et la vie, le naufrage et un changement radical de notre rapport à la planète. Michel Serres dans son livre le Contrat naturel nous a appelé, il n’y a pas trop longtemps, à la pacification de la relation entre l’homme et la planète et à une réconciliation intra-cosmique en complément au contrat social de Jean-Jacques Rousseau qui est un contrat d’homme à homme. L’homme à un moment de l’aventure historique a été imaginé déconnecté de la planète et la planète elle-même perçue comme étant à sa disposition. Ce mythe est révolu et nous savons désormais, comme nous l’enseignent d’ailleurs les grandes civilisations anciennes africaines et grecques, que l’homme lui-même n’est qu’un élément du Tout cosmique, aujourd’hui un enfant rebelle qu’il faut réconcilier avec la Grande famille-Terre.
Septième leçon :
Les situations d’urgence sanitaire mondiale aussi problématiques que celle induite actuellement par le coronavirus mettent à rude épreuve le corps médical, la recherche scientifique et pharmaceutique. L’urgence sanitaire met à l’épreuve les méthodes classiques de validation des recherches dans le domaine médical, la patience scientifique indispensable est mise en difficulté dans une situation où il faut agir en urgence pour sauver des vies humaines ou les laisser périr faute de soins. C’est bien le fond de la polémique autour de l’usage de la chloroquine comme remède au coronavirus. Le monde scientifique est habitué aux querelles scientifiques entre chercheurs et la polémique autour de la chloroquine n’est sans doute pas la première et ne sera non plus la dernière. La seule particularité de la polémique entre les partisans et les non-partisans de la chloroquine, c’est qu’elle a lieu dans une situation d’urgence où le monde est en quête d’une issue à la pandémie pour limiter les dégâts. La polémique resterait une querelle de famille entre chercheurs comme bien d’autres si nos sociétés n’étaient pas dans une situation d’urgence sanitaire où le temps de l’agir est un paramètre clé.
Huitième leçon :
Il est vital pour le monde de renforcer l’éducation humaine dans un contexte du mal de désinformation causé par les fake news. La désinformation peut déconstruire et paralyser les stratégies nationales de lutte contre la pandémie. En développant chez le citoyen l’esprit critique et de discernement, l’éducation le prépare à s’orienter dans la pensée, le comportement, à résister aux fake news et à assumer les responsabilités de sa génération. Nous devons travailler à renforcer l’éducation éthique de l’humanité, à humaniser davantage l’homme. Seule l’éthique permet aux gens d’observer un minimum de vertu dans leurs agissements sans être contraints par la force matérielle ou coercitive. Notre monde, comme le dit Henri Bergson, a besoin d’un « supplément d’âme » que l’éducation et l’éthique peuvent lui donner. L’exhortation de Silo à « humaniser la terre » reste d’actualité.
Neuvième leçon :
Chaque société humaine ou État étant une partie du tout-monde devenu lui-même mondial, son sort, à une certaine échelle, dépend de l’état du monde. L’équilibre du monde dans son ensemble peut finir par être mis à l’épreuve par l’expérience tragique que font les populations d’un quelconque coin de la terre. En décembre 2019, le covid-19 était l’affaire d’une ville chinoise. Il est devenu en l’espace de quelques mois une question mondiale. Le coronavirus, où qu’il soit, menace la santé humaine où qu’elle soit sur la planète et l’heure est à une prise de conscience cosmopolitique, c’est à dire le fait de se sentir appartenir et habiter le même monde. Nous partageons un monde commun et les défis de la société internationale nous concernent tous. « Je suis l’homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », disait le célèbre poète latin Térence dans son livre Le Bourreau de soi-même.
Dixième leçon :
Les risques mondiaux nous obligent au renforcement de la coopération internationale. Devant les risques globaux qui concernent, à des degrés divers tous, nous n’avons le choix que de coopérer. Il ne s’agit pas de sous-estimer l’importance des solutions nationales aux risques globaux, mais ces dernières doivent être soutenues par une coopération internationale autour des intérêts bien compris de l’humanité et de la planète. En temps de crise sanitaire mondiale, nous ne pouvons pas nous passer ou nous priver de la coopération internationale.
Conclusion
Les leçons à tirer de la crise du covid-19 pour un nouvel ordre mondial sont donc de plusieurs ordres. Elles sont d’ordre anthropologique et civilisationnel, social, économique, écologique, scientifique, éducationnel, éthique et liées à la coopération internationale dans un monde du risque. La pandémie du coronavirus est l’une des plus graves crises sanitaires mondiales aux conséquences multiples de l’époque contemporaine. Elle a confiné à domicile plus de la moitié de la population mondiale, occasionné des drames humains et économiques importants. Elle a remis à l’ordre du jour, au plan humain et civilisation, la question de la sécurité humaine sous un angle sanitaire. La crise sanitaire a ébranlé les certitudes et rappelle à notre monde sa vulnérabilité. À l’échelle humaine, nous devons tirer des leçons de la crise. À partir de la situation de crise sanitaire actuelle, nous devons prendre conscience de nos erreurs, apprendre à mettre l’homme au centre de nos préoccupations et choix économiques, avoir l’audace de mettre la marche du monde en phase avec les valeurs de la société et du monde que nous voulons habiter.
L’ordre mondial actuel nuit à la grande partie de l’humanité. En tirant des leçons de la crise du covid-19, nous pourrions aller vers un nouvel ordre mondial plus humaniste qui valorise l’humain et les intérêts de l’humanité. Valoriser l’humain implique la prise au sérieux de la dignité humaine, la réduction de la dichotomie entre les droits acquis et les droits vécus, plus d’investissements responsables dans la santé humaine, l’option pour un monde qui se soucie de sa résilience dans la durée. Il implique en outre un travail de réconciliation avec la nature et une réelle prise de conscience de notre appartenance à un même monde confronté aux défis globaux qui nous obligent à coopérer. L’heure est à une prise de conscience cosmopolitique devant sous-tendre le fonctionnement du monde. Refuser la coopération dans un « monde fini » où tout est relation, c’est manquer de sens de l’histoire.