Ministre des Affaires Etrangères, de l'intégration Régionale et des Togolais de l'Extérieur - Togo
Négociateur en Chef du Groupe ACP pour le Post-Cotonou 2020 - Professeur de philosophie politique

Prof. Robert Dussey

Ministre des Affaires Etrangères, de l'intégration Régionale et des Togolais de l'Extérieur - Togo
Négociateur en Chef du Groupe ACP pour le Post-Cotonou 2020 - Professeur de philosophie politique​

DISCOURS D’OUVERTURE À L’OCCASION DE LA TROISIÈME CONFÉRENCE MINISTÉRIELLE DE L’APA

Thème : « PLACE DE L’AFRIQUE DANS UN MONDE EN MUTATION : ENJEUX D’UN REPOSITIONNEMENT STRATÉGIQUE ET DIPLOMATIQUE »

Excellences Mesdames et Messieurs les Ministres des Affaires Étrangères des pays frères africains, 

Excellences Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs et Chefs des missions diplomatiques et consulaires, et représentants des institutions internationales accréditées au Togo,

Mesdames et Messieurs les invités spéciaux,

Mesdames et Messieurs les représentants des médias, 

Distingués invités, 

Mesdames et Messieurs,

Vous avez fait le déplacement de Lomé ce début du mois de juin pour prendre part à la troisième conférence ministérielle de l’Alliance Politique Africaine, qui nous rassemble dans le cadre d’une réflexion et des échanges stratégiques sur la place de l’Afrique dans le contexte international actuel en mutation et caractérisé par de nouvelles évolutions et un bouleversement sans précédent depuis le début du XXIe siècle.

Je voudrais, comme il est d’usage et de coutume chez nous, vous renouveler la cordiale bienvenue dans notre pays et vous remercier pour avoir massivement répondu à l’invitation de la République togolaise. S.E.M. Faure Essozimna GNASSINGBÉ, Président du Conseil, m’a personnellement demandé de vous transmettre ses mots fraternels de bienvenue et de gratitude pour votre mobilisation. Il vous souhaite un excellent séjour dans notre pays, une terre d’hospitalité et de fraternité.   

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Distingués invités,

Le monde bouge et l’actualité internationale est prise dans un torrent de bouleversements, évoluant au gré des humeurs des uns et de la volonté de puissance des autres. Cette nouvelle donne se déploie sur fond d’une obsolescence inédite des alliances traditionnelles, d’un appauvrissement du multilatéralisme, d’un retour du protectionnisme et de la dynamique de rapports de force. Dans un environnement international où le monde s’invente au quotidien et les changements, que ce processus induit, impactent de diverses façons notre continent, l’Afrique ne peut rester sans voix et inaudible. 

En ce sens, l’exhortation de Cheikh Anta Diop dans son livre « Antériorité des civilisations nègres : Mythe ou vérité historique ? » demeure d’actualité : « Il faut veiller à ce que l’Afrique ne fasse pas les frais du progrès humain. (..) froidement écrasée par la roue de l’histoire. (…) On ne saurait échapper aux nécessités du moment historique auquel on appartient ».

L’Afrique devrait donc faire entendre sa voix et ses perspectives propres sur la marche du monde, surtout quand on voit les autres parties du monde s’organiser. L’Afrique doit bouger dans un monde qui bouge, se concerter, se faire ses propres opinions sur la marche du monde et les porter sur la scène internationale. Tel est d’ailleurs l’un des grands enjeux ayant milité en faveur du lancement de l’Alliance Politique Africaine.

En effet, en lançant l’Alliance Politique Africaine, le 03 mai 2023, ici à Lomé, nous entendons créer une « plate-forme informelle de concertation, de dialogue politique et d’actions communes, fondée sur les liens historiques de fraternité, ainsi que sur les principes d’égalité souveraine des États, d’indépendance, d’interdépendance et d’unité d’action ». L’APA nous appelle à nous mettre davantage ensemble et à compter sur nous-mêmes pour surmonter les nombreux défis auxquels notre continent est confronté.

Il me plait de saisir l’heureuse opportunité pour remercier les Chefs d’État et de gouvernements des pays participants pour la confiance en APA en tant que cadre de réflexion productif d’idées novatrices pour un meilleur devenir de notre continent. 

Votre présence à Lomé, à n’en douter, est un symbole édifiant et constitue en même temps révélatrice de l’intérêt que vous accordez à cette initiative empreinte d’une vision panafricaine, qui nous permet de nous réunir périodiquement et d’échanger librement sur les grandes questions africaines et internationales nécessitant des positions concertées et communes.

Distingués invités, 

Mesdames et Messieurs,

Le monde, tel que nous le connaissions, est bousculé par des changements profonds et rapides. L’ordre mondial établi après la deuxième guerre mondiale ainsi que les alliances et consensus subséquents sont de plus en plus remis en cause. Les puissances d’hier se font rattraper, voire dépasser par de nouveaux acteurs, tandis que la soif de changement devient plus pressante chez les peuples qui ont longtemps souffert d’un ordre mondial qui n’était favorable qu’à une partie du monde.

Dans ce contexte, mener une réflexion stratégique sur la place de notre continent dans un monde en recomposition et traversé de multiples vents de changements revêt, à mes yeux, une importance cruciale. À la vérité, l’Afrique, exprime un besoin urgent de se défaire du carcan historique qui a jusque-là empêché son émergence en tant qu’acteur puissant sur la scène internationale. 

L’ordre mondial, issu de la fin de la seconde guerre, ne lui a guère été favorable. Il était en réalité conçu pour régenter les équilibres entre puissances au moment où nos pays étaient encore sous régime colonial. Les règles d’organisation et de fonctionnement des institutions multilatérales, issues de cet ordre mondial, ignorent ainsi allègrement l’avènement de nos États à la souveraineté internationale. Aucune réforme majeure n’a depuis été entreprise pour corriger le déséquilibre à ce jour. 

Le thème de cette 3e conférence ministérielle de l’Alliance Politique Africaine résonne d’un écho particulier en cette année où l’on commémore le 140e anniversaire du partage de l’Afrique à la Conférence de Berlin sans l’Afrique. Il fait également penser à la Conférence de Bandung de 1955 par laquelle des territoires décolonisés d’Afrique et d’Asie ont marqué leur entrée sur la scène internationale sous le signe du non-alignement et dont l’Afrique et l’Asie fêtent le 70e anniversaire cette année. 

L’absence de pays membres permanents africains au sein du Conseil de sécurité, quatre-vingts ans après la création des Nations Unies et plus de soixante ans après l’indépendance de la plupart de nos pays, interroge sur la place réelle qu’on réserve à l’Afrique dans la gouvernance mondiale d’autant plus qu’elle représente environ 28% des États membres des Nations Unies et que l’essentiel des foyers de conflit se trouve sur notre continent.

L’ONU, créée aux lendemains de la seconde guerre mondiale pour juguler les situations actuelles dans le monde, fruit d’une évolution prévisible, et pour offrir à tous les États la stabilité et une chance égale au développement, est de plus en plus affaiblie, en raison de l’incapacité de ses membres, surtout les plus influents, à lui offrir une voie pour se réformer en profondeur et pour prendre en compte les voix nouvelles ou alternatives qui se font entendre, y compris celles de l’Afrique. 

De même, la fin progressive des emprises et influences étrangères historiques en Afrique s’accompagne d’une montée en puissance de nouveaux partenaires qui ont des approches et visions différentes. Cela engendre des confrontations et des conflits, par acteurs interposés, qui affectent durement l’Afrique dans sa stabilité et son développement. Mais ces bouleversements sont aussi porteurs d’opportunités pour l’Afrique. Il y a des saisons favorables à de grands changements dans l’Histoire et les moments actuels que nous traversons en constituent une. D’où l’opportunité et la pertinence du thème de cette troisième conférence : « Place de l’Afrique dans un monde en mutation : enjeux d’un repositionnement stratégique et diplomatique ».

En effet, dans le chaos apparent du monde, des pôles de souveraineté émergent et ne se contentent pas de contester l’hégémonie de l’Occident, mais proposent une vision nouvelle du monde. L’un des moteurs de ce changement de paradigme est, sans conteste, les BRICS qui drainent dans leur sillage le Sud global auquel nous appartenons de par la géographie et nos défis communs, en particulier celui d’œuvrer pour l’avènement d’un ordre mondial plus représentatif, basé sur le respect et l’écoute de toutes les voix d’où qu’elles viennent. 

Mesdames et messieurs,

Dans le contexte actuel marqué par la complexification des défis et le renversement des équilibres, l’Afrique doit réévaluer sa vision stratégique pour l’adapter aux évolutions en cours qui annoncent une bascule vers un ordre nouveau. Ce tournant décisif offre une occasion historique à l’Afrique de mener des réflexions approfondies sur son autonomie en matière de défense et de sécurité et sur ses relations avec les puissances nouvelles, en l’occurrence les BRICS, afin de tirer le meilleur parti des opportunités qu’offre cette hyper-structure géopolitique.

En ce qui concerne les questions de défense et de sécurité, l’autonomie stratégique passera, sans doute, par une revue systématique de l’Architecture africaine de paix et sécurité (APSA). Les obstacles politiques et sécuritaires, qui ont freiné sa mise en place effective, appellent nos États à évaluer plus rigoureusement les vulnérabilités constatées, particulièrement l’extranéité d’une partie critique de son financement et les ingérences injustifiées d’acteurs étrangers. Le besoin d’autonomie exige aussi de notre part une revue des doctrines et stratégies à l’aune de la mutation des menaces et des acteurs, y compris l’apparition sur le terrain d’acteurs non étatiques et d’acteurs étatiques étrangers.

Dans un monde de plus en plus instable, l’Afrique se trouve devant l’impératif stratégique d’adopter une vision audacieuse et résolue pour construire son autonomie en matière de défense et de sécurité. Cette 3e conférence de l’APA nous offre l’occasion de réfléchir sur les enjeux, les pistes et les perspectives de la construction de l’autonomie stratégique de l’Afrique sur les plans de défense, de sécurité et de protection dans un monde très bouleversé et marqué par de nouvelles formes de conflictualité internationales et de velléités expansionnistes.

Quant aux relations entre l’Afrique et les BRICS, les deux entités ont plusieurs perspectives à explorer ensemble pour mieux peser sur le plan diplomatique et dans la gouvernance mondiale. Les avancées économiques enregistrées par les BRICS ces dernières années, nous invitent à s’interroger sur le rôle que l’Afrique peut jouer ensemble avec cette entité sur la scène internationale.

Les relations privilégiées, que l’Afrique devrait s’efforcer de consolider avec les BRICS, devront se bâtir sur les bases de la complémentarité et de l’équité. Je reste convaincu que les BRICS, qui ont longtemps souffert des turpitudes de l’ordre mondial actuel et qui ont, pour la plupart, soutenu les luttes héroïques des États africains pour l’indépendance, sont mieux placés que quiconque pour comprendre et soutenir le développement de l’Afrique.

Il nous appartiendra d’initier un dialogue franc et ouvert avec les BRICS sur leur expansion et critères d’adhésion ainsi que la place qu’ils envisagent réserver à l’Afrique, dans leur vision du monde, afin que notre continent ne subisse pas juste les choix stratégiques de cette organisation ou n’apparaisse que comme une simple variable d’ajustement.

La conférence nous permettra d’échanger sur l’Afrique et les BRICS, d’explorer des pistes stratégiques novatrices et de définir le type de repositionnement diplomatique pouvant permettre aux deux entités de renforcer leur poids et de devenir des acteurs incontournables dans la gouvernance mondiale.

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues, 

Comme vous le savez de toute évidence, l’ampleur et la complexité des défis contemporains nous invitent à une prise de conscience et à des actions concrètes, concertées et pragmatiques, maintenant, tout suite et sans attendre.

Dans la lutte de notre continent pour prendre la place qui lui revient dans la gouvernance mondiale, il apparaît de plus en plus clair que nous devrons prendre de la hauteur et le courage nécessaire pour s’affranchir des carcans traditionnels et nouer de nouvelles relations de partenariat bénéfiques avec le reste du monde. Nos peuples sont suffisamment mûrs et sont en capacité de choisir leurs partenaires en parfaite adéquation avec leurs propres orientations et intérêts stratégiques. Il nous suffit seulement d’adapter notre diplomatie continentale à l’environnement international actuel qui nous abrite en devenant plus offensifs, plus exigeants et totalement décomplexés.  Le temps de l’Afrique, c’est maintenant. Comme le dit Joseph Ki-Zerbo dans son ouvrage « A quand l’Afrique ? », « Si nous nous couchons, nous sommes morts ».

Je voudrais, pour terminer mon propos, nous inviter à envisager la poursuite et l’approfondissement des bases de réflexion, que nous lançons aujourd’hui, au prochain Congrès panafricain que le Togo s’honore d’organiser, en collaboration avec l’Union Africaine, au mois de décembre de cette année, sur le thème : « Renouveau du panafricanisme et rôle de l’Afrique dans la réforme des institutions multilatérales : mobiliser les ressources et se réinventer pour agir ».

Je voudrais, également, une fois de plus, nous interpeller sur le fait que le destin commun du peuple africain nous oblige à surpasser des actions isolées, solitaires et à consacrer nos efforts au renforcement des mécanismes collégiaux de relèvement des défis partagés auxquels les peuples africains et les Afrodescendants sont confrontés. 

Je suis persuadé qu’à travers les deux sessions thématiques prévues en plénière, nous mènerons des discussions approfondies et engageantes sur l’avenir de l’Afrique en matière d’autonomie stratégique pour la défense et la sécurité et des stratégies et repositionnement diplomatique pour mieux peser dans la gouvernance mondiale.

Sur cette note d’espoir, puisque comme le dit un proverbe de notre continent « L’espoir est le pilier du monde », je déclare ouverte la troisième conférence ministérielle de l’Alliance Politique Africaine.

Je vous remercie pour votre aimable attention.

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